Le CRTC ordonne aux services de diffusion en ligne de contribuer au contenu canadien
OTTAWA — Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) s’attend à recueillir 200 millions $ par année auprès des services de diffusion en continu étrangers tels que Netflix et Spotify, cagnotte qu’il promet de redistribuer «là où il y a un besoin immédiat» chez les joueurs de l’industrie établis au Canada.
Plus précisément, le CRTC a annoncé mardi que, dans le cadre de la mise en œuvre de la loi C-11, il exigera de ceux qui sont communément appelés les «géants du numérique» un versement d’au moins 5 % de leurs revenus réalisés au Canada.
Cette exigence «de base» sera en vigueur à compter de l’«année de radiodiffusion 2024-2025», soit du 1er septembre 2024 au 31 août 2025, et sera ensuite répétée annuellement.
Les contributions amassées seront redistribuées pour assurer la production de «nouvelles locales à la radio et à la télévision», peut-on lire dans la réglementation précisant la façon dont la réforme de la Loi sur la radiodiffusion s’applique.
Le CRTC promet aussi que la redistribution de l’argent ciblera «le contenu de langue française, le contenu autochtone et le contenu créé par et pour des groupes méritant l’équité, des communautés de langue officielle en situation minoritaire».
«Le Conseil est d’avis qu’il faut un soutien supplémentaire pour ces éléments du système de radiodiffusion qui ne seraient pas viables autrement», a-t-on écrit.
Le régulateur n’a pas fourni de liste des services de diffusion en continu qui seront responsables de payer une contribution à hauteur de 5 % de leurs revenus canadiens. Il a toutefois précisé qu’il s’agira d’entreprises qui ne sont pas affiliées à un radiodiffuseur canadien, mais qui réalisent au pays des revenus d’au moins 25 millions $.
Les plus gros joueurs étrangers de la diffusion en continu de musique, de séries ainsi que de films tels que Disney, Netflix, Apple et Spotify seront donc vraisemblablement assujettis.
Le CRTC a choisi que les revenus provenant de services de livres audio, de baladodiffusion et de jeux vidéo soient exemptés. De même, les contenus générés par des utilisateurs de plateformes de réseaux sociaux sont explicitement exclus.
Services de diffusion en continu canadiens exemptés
Le CRTC estime qu’il «ne serait pas approprié» d’étendre l’exigence de contribution à des services de diffusion en continu établis au Canada, comme Tou.tv par exemple, puisque «les entreprises traditionnelles auxquelles elles sont affiliées» versent déjà des sommes au régulateur.
«En général, dans les secteurs de la télévision et de la distribution, les exigences de contributions imposées aux entreprises traditionnelles vont de 5 % à 45 % de leurs revenus annuels. Dans le secteur de la radio, les exigences vont de 0,5 % à 4 % de leurs revenus annuels», précise le CRTC.
Cette décision s’inscrit en porte-à-faux de ce qu’ont fait valoir dans les derniers mois les services étrangers. Le CRTC rappelle dans les documents qu’il a rendus publics que ces acteurs «ont soutenu qu’il serait inéquitable et discriminatoire d’imposer des exigences de contributions de base uniquement aux entreprises en ligne étrangères».
«La plupart des services en ligne se sont opposés à l’allocation des contributions de base à des fonds, exprimant une préférence pour les dépenses directes en production ou d’autres formes de contributions», résume le CRTC.
Cette revendication a notamment été portée par la section canadienne de l’Association cinématographique (MPA-Canada), qui représente au pays des grands producteurs et distributeurs de films et de séries tels que Disney, Paramount, Netflix et Universal.
L’association en question n’a pas tardé mardi à exprimer sa déception. «La décision discriminatoire (…) va compliquer la tâche des diffuseurs internationaux qui souhaitent collaborer directement avec les créateurs canadiens et investir dans des histoires de premier ordre réalisées au Canada pour les publics d’ici et du monde entier», a soutenu la présidente de MPA-Canada, Wendy Noss.
À l’inverse, les radiodiffuseurs établis au Canada et organisations sympathiques à leurs intérêts se sont généralement réjouis, bien que Québecor ait accueilli froidement l’annonce du CRTC.
La plupart des radiodiffuseurs plaident depuis des mois qu’il aurait été «injuste que le Conseil (leur) impose des exigences de contributions de base» s’ils offrent de la diffusion en continu au niveau canadien, relève le régulateur.
«Ils ont soutenu qu’une telle mesure prise maintenant aggraverait les défis financiers auxquels les radiodiffuseurs canadiens sont confrontés et accentuerait leurs désavantages concurrentiels.»
Cette position était défendue par l’Association canadienne de radiodiffuseurs, dont le président, Kevin Desjardins, a applaudi la nouvelle de mardi.
«Les contributions que le Conseil a décidé que ces services (étrangers) doivent faire permettent de commencer à rééquilibrer les obligations parmi tous les joueurs qui bénéficient de leur accès aux auditoires et aux annonceurs canadiens», a-t-il déclaré.
Son de cloche similaire du côté d’Arsenal Media, qui possède des stations de radio régionales au Québec. «La décision du CRTC marque un pas significatif pour tenter de mettre en place des règles de jeu équitables», a réagi le président et chef de la direction de l’entreprise, Sylvain Chamberland, en mentionnant les coûts de production de contenus régionaux et «la grandeur des territoires à couvrir».
Le président et chef de la direction de Québecor, Pierre Karl Péladeau, croit pour sa part que les contributions évaluées à 200 millions $ sont «clairement dérisoires». Dans une déclaration partagée par le groupe propriétaire, entre autres, du réseau de stations de télévision TVA, M. Péladeau mentionne que son entreprise «a dépensé plus de 415 millions $ en 2023 en contenu canadien».
«La décision rendue aujourd’hui par le CRTC a manqué une belle occasion d’injecter de nouvelles sommes dans notre écosystème», juge-t-il.
Une «certaine souplesse», dit le CRTC
Aux yeux de la ministre du Patrimoine, Pascale St-Onge, la somme demandée aux entreprises étrangères est «plutôt substantielle» et représentera de «bons investissements».
«Ça va tout à fait dans ce sens de la loi, c’est-à-dire de créer un système qui est équitable, qui permet au Québec, au Canada, d’avoir les moyens de sa production, de s’assurer aussi que ceux qui bénéficient du contenu participent à la création de contenu», a-t-elle dit en mêlée de presse.
Le CRTC a choisi de redistribuer l’argent qu’il amassera à travers des canaux préexistants, comme le Fonds des médias du Canada (FMC), le Fonds pour les nouvelles locales indépendantes (FNLI) et le Fonds canadien de la radio communautaire.
M. Péladeau estime que des entreprises comme TVA sont écartées par le CRTC de l’argent qui doit être redistribué par le FNLI, ce qu’il qualifie d’«inconcevable».
Questionné à ce sujet, le bureau de Mme St-Onge a répondu à La Presse Canadienne qu’il est «trop tôt» pour une telle affirmation puisque le CRTC réexaminera le FNLI.
En effet, le régulateur a écrit que «les contributions augmenteront considérablement le montant d’argent distribué par le FNLI» et que «pour cette raison», il se penchera sur «la méthode d’attribution et d’autres éléments du fonds, ainsi que l’admissibilité de certains radiodiffuseurs indépendants à accéder au fonds».
Le réseau TVA ne bénéficie pas d’une part du FNLI sous les paramètres actuels du programme, mais cela pourrait changer, a suggéré l’équipe de la ministre.
Autrement, la plus grande part de la contribution demandée aux entreprises étrangères – équivalant à 5 % de leurs revenus annuels canadiens – devra être versée, dans le cas de diffusion vidéo, au FMC, soit 2 %.
Disant vouloir faire preuve d’une «certaine souplesse» envers les géants du numérique, le CRTC leur donne la possibilité de déduire 1,5 % de ce 2 % s’ils investissent directement dans des productions canadiennes tant en français qu’en anglais.
Pour que cet «incitatif» soit appliqué, le CRTC demande qu’au maximum 40 % de ces investissements soient alloués à du contenu francophone et, au plus, 60 % à des productions anglophones. Si seule la langue de Shakespeare est mise à profit, la déduction ne pourrait dépasser 0,9 %.